Quand le soir approchait je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m’offrait l’image : mais bientôt ces impressions légères s’effaçaient dans l’uniformité du mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne laissait pas de m’attacher au point qu’appelé par l’heure et par le signal convenu je ne pouvais m’arracher de là sans effort.
Les Rêveries du promeneur solitaire,
Jean-Jacques Rousseau,
entre 1776 et 1778.
[Le paysage] possède un horizon, qui, tout en le limitant, l‘illimite, ouvre en lui une profondeur, à la jointure du visible et de l‘invisible, - cette distance qui est l‘empan de notre présence au monde, ce battement du proche et du lointain qui est la pulsation même de notre existence. Pas de paysage sans horizon.
L’Horizon fabuleux,
Michel Collot,
1988.
Correspondances
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
II est des parfums frais comme des chairs d’enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d’autres, corrompus, riches et triomphants,
Ayant l’expansion des choses infinies,
Comme l’ambre, le musc, le benjoin et l’encens,
Qui chantent les transports de l’esprit et des sens.
Les Fleurs du mal,
Charles Baudelaire,
1857.
Déplacements, dégagements
OÙ POSER LA TÊTE ?
Un ciel
un ciel parce qu’il n’y a plus la terre,
sans une aile, sans un duvet, sans une plume d’oiseau, sans
une buée
strictement, uniquement ciel
un ciel parce qu’il n’y a plus la terre
Après le coup de grisou dans la tête, l’horreur, le désespoir
après qu’il n’y a plus rien eu, tout dévasté, sabordé, toute
issue perdue
un ciel glacialement ciel
Obstrué à présent, barré, bourré de débris ;
ciel à cause de la migraine de la terre
dépourvue de ciel
un ciel parce qu’il n’y a plus nulle part où poser la tête
Traversé, rétréci, rentré, rogné, défait intermittent,
irrespirable dans les explosions et les fumées
bon à rien
un ciel désormais irretrouvable
Oeuvres complètes. tome 3 d,
Michaux.Henri,
2004
Le jour je m’égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu’il fallait peu de choses à ma rêverie ! une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s’élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du nord sur le tronc d’un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait ! Le clocher solitaire, s’élevant au loin dans la vallée, a souvent attiré mes regards ; souvent j’ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent ; j’aurais voulu être sur leurs ailes.
René,
Chateaubriand,
1802
Ambivalence lacustre
Sybille Rembard
Le secret exquis noircit l’horizon lointain
le mouvement représente une courbe
la respiration cache un secret
Concert de vagues redessinant la mer
Les rameuses avancent
ensemble
Deux, Quatre, Huit
Les mouvements s’enchaînent
sémillants, itératifs, opalescents
De ma falaise je transperce ce lac
Beauté incendiaire !
Le rêve de Lamartine se réalise
Mon regard se remplit d’ondes ambivalentes
pour se dissoudre dans le vent
du Nord
Automne malade ,
Sybille Rembard,
2010
Automne malade et adoré
Tu mourras quand l’ouragan soufflera dans les roseraies
Quand il aura neigé
Dans les vergers
Pauvre automne
Meurs en blancheur et en richesse
De neige et de fruits mûrs
Au fond du ciel
Des éperviers planent
Sur les nixes nicettes aux cheveux verts et naines
Qui n’ont jamais aimé
Aux lisières lointaines
Les cerfs ont bramé
Et que j’aime ô saison que j’aime tes rumeurs
Les fruits tombant sans qu’on les cueille
Le vent et la forêt qui pleurent
Toutes leurs larmes en automne feuille à feuille
Les feuilles
Qu’on foule
Un train
Qui roule
La vie
S’écoule
Alcools,
Guillaume Apollinaire,
1913
« Confession d’un Pin maritime
Je naquis à l’embouchure de la Garonne, à la conche de Suzac qui regarde la mer. J’appartiens à la haute et puissante famille des conifères, qui remonte, certes, à la plus haute Antiquité. Dans vos musées géologiques, vous regardez avec curiosité quelques débris, des écailles, des empreintes d’aiguilles recueillies dans les houillères, charniers de nos ancêtres, noirs amoncellements où sont enfouis à mille pieds sous terre des arbres immenses, des forêts prodigieuses. »
Physionomies végétales,
Élie Reclus,
2010
« Le bananier albinos est très beau. Ses grandes feuilles plus grandes que les manches blanches de dominicains et ses bananes comme de grandes gommes qui pendent sont d’un blanc étonnant. Il existe aussi un palmier albinos, plus rare encore, beaucoup plus rare, qui se cultive dans les cavernes et ses dattes si douces, excellentes pour la gorge, sont pour le goût une merveille. Sa culture demande de grands soins. On ne saurait en avoir trop. S’il reste seulement un jour sans arrosage approprié, c’est la fin du palmier albinos. Brunissant à la vitesse dont l’haleine s’échappe du poumon, le voilà méconnaissable et qui le lendemain tombe comme une loque, et l’on s’étonne que la veille encore, il se soit si bien tenu debout, comme savent le faire les palmiers, mieux que tout autre arbre et en pleine adversité. »
Henri Michaux,
Ailleurs,
1967